lundi 25 mars 2013

La Religieuse au cinéma : mieux vaut l'avoir dans son assiette

La Religieuse au cinéma, 1869, Vanity FairVous l'attendiez ? Vous l'espériez ? Vous en rêviez ? C'est chose faite, les tribulations picaresques de l'oie blanche de Diderot, La Religieuse avec un grand « R », ont débuté le 20 mars dernier dans les salles obscures. Réalisée par Guillaume Nicloux, cette adaptation cinématographique de la mythique parodie (façon canular) du grand philosophe avait de quoi nous faire saliver : de la Sadique à la Perverse, le cortège funeste des Mères supérieures s'annonçait croustillant. Du pain béni pour tous les mécréants de France et de Navarre ! Du moins, sur le papier. La Religieuse au cinéma, c'est une autre histoire...

Pour ouvrir la boîte de Pandore, c'est ici...
Le saviez-vous ?  En 1967, une première adaptation de La Religieuse de Diderot sort sur grand écran : Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot de Jacques Rivette, avec Anna Karina. Le film est censuré à sa sortie.

La Religieuse au cinéma : L'histoire, justement...

Autres temps, autres mœurs : au 18ème siècle, quand on n'arrivait pas à caser sa marmaille, on la confiait aux mains de Dieu, de l’Église et de ses serviteurs. Ce qui ne signifiait pas, rassurez-vous, qu'on l'expédiait ad patres ; non, seulement au couvent. C'était pratique, économique et tout à fait honorable. C'est ainsi que Suzanne Simonin, 16 ans, entre dans les ordres. Est-il besoin de le préciser ? Contre son gré. Mais il faut bien que quelqu'un se sacrifie, dans la famille, pour payer les dotes des jouvencelles à marier, et par la même occasion, expier les fautes d'une mère pécheresse (et l'adultère, ça ne pardonne pas). Alors que Suzanne rêve d'une vie mondaine, qu'importe ? Son avenir est ailleurs : auprès d'autres sœurs et d'autres mères. 
Cependant, la jeune rebelle ne l'entend pas ainsi. D'indécise, elle ne tarde pas à se révolter jusqu'à refuser la robe de bure. Malédiction ! La Mère gâteau (Grands Dieux, quelle bonne âme !) qui l'avait accueillie au couvent trépasse, une Mère vacharde (Beauté divine !) lui succède, pour laisser la place, en bout de course, à une Mère perverse (Dieu, une lesbienne !). 
La force de la jeunesse suffira-t-elle à Suzanne pour reconquérir sa liberté, et dans la foulée, les jupons de sa vraie mère, l'ingrate infidèle ? Haut en décors et en costumes, le long-métrage La Religieuse, au cinéma, grouillait de belles promesses...

La bande-annonce officiel de La Religieuse, au cinéma :

La Religieuse, au cinéma et ailleurs : une histoire de femmes

Si le casting masculin est particulièrement réussi (les personnages sont aussi crédibles que leurs costumes seyants), La Religieuse reste une histoire de femmes avec la batterie de qualificatifs qui va bien : naïves, obéissantes, cruelles, perverses, sottes, gentilles, douces, sadiques, faibles, hypocrites, soumises, impulsives... Et c'est au sein de l’Église que ce joli petit monde se retrouve et se côtoie pour mieux s'aimer et s'affronter. 
Suzanne (incarnée par Pauline Etienne) fait office d'exception, celle qui confirme la règle : à la fois simplette et tête dure, elle résiste, se rebiffe, refuse de se plier aux règles (monacales ou familiales) et continue, envers et contre tout, à rêver d'un paradis sur terre. Un âne bâté dans un troupeau d'agnelles. On en oublierait la légèreté du roman de Diderot, son humour décapant et la candeur présumée de son héroïne !... Par chance, entre bientôt en scène Sœur Christine, la nouvelle Mère Supérieure (la vacharde) du couvent Sainte Marie (Louise Bourgoin), qui balaie, d'un regard délicieusement mauvais, la fadeur d'une Suzanne engluée dans un scénario d'une regrettable lenteur : resplendissante sous son voile austère, Louise Bourgoin crève l'écran dans le rôle épineux de la Mère tortionnaire.
Toute bonne chose ayant une fin, le vilain petit canard finit par quitter le giron de son bourreau pour se réfugier dans le plumage d'un autre drôle d'oiseau : la Mère Supérieure du couvent Saint Eutrope (Isabelle Huppert). Brebis galeuse s'il en est, cette dernière se voue corps et âme à un culte des plus obscurs, celui de Sappho et de ses amours contre-nature. L’œuvre magistrale du Maître des lumières atteint alors son apogée. Scandale, libertinage, anticléricalisme : là, plus qu'à tout autre moment du film, on prie le ciel pour que l'adaptation de La Religieuse au cinéma soit fidèle. Hélas, les vœux, aussi légitimes soient-ils, ne sont pas toujours exhaussés !...

Avant La Religieuse au cinéma : de l'extase mystique à l'extase orgasmique

Portrait de Denis Diderot, L. M. Van Loo, 1767Eh oui, le siècle des lumières, c'est bel et bien du passé ! Le brave Diderot peut bien se retourner dans sa tombe, il n'y a plus de quoi fouetter une chatte à Saint Eutrope. La vieille Mère a beau être totalement perdue (surtout dans sa tête), la morale reste sauve (ouf ! Et re-ouf !) ! L'innocente (euh, pas tant que ça finalement) Suzanne qui, sous la plume de Denis, arrachait un orgasme rondement mené à sa bien chère Mère supérieure sans trop comprendre de quelle mort la pauvresse expirait, ne faute pas devant la caméra de Nicoloux. Non, rassurez-vous ! Que Diable ! Suzanne le confesse haut et fort au curé du coin : « non, non, il ne s'est rien passé, juste un baiser, comme ça, du bout des lèvres ». Ah oui ?... Mais, mais.... Serait-il possible que les scénaristes, le réalisateur, toute l'équipe de production et de tournage soient passés à côté de ce célébrissime passage de l'un des monuments de la littérature française ? Ah ! On a quand même du mal à y croire !... Pour preuve, en extrait choisi de La Religieuse de Diderot, le fameux baiser volé (là où rien, absolument rien ne s'est passé) :

Je voyais croître de jour en jour la tendresse que la supérieure avait conçue pour moi. (…) je ne pouvais presque pas m'en absenter un moment, qu'à mon retour je ne me trouvasse enrichie de quelques dons. J'allais l'en remercier chez elle, et elle en ressentait une joie qui ne peut s'exprimer; elle m'embrassait, me caressait, me prenait sur ses genoux, m'entretenait des choses les plus secrètes de la maison, et se promettait, si je l'aimais, une vie mille fois plus heureuse que celle qu'elle aurait passée dans le monde. Après cela elle s'arrêtait, me regardait avec des yeux attendris, et me disait: « Sœur Suzanne, m'aimez-vous?
– Et comment ferais-je pour ne pas vous aimer? Il faudrait que j'eusse l'âme bien ingrate.
– Cela est vrai.
– Vous avez tant de bonté.
– Dites de goût pour vous...»
Et en prononçant ces mots, elle baissait les yeux; la main dont elle me tenait embrassée me serrait plus fortement; celle qu'elle avait appuyée sur mon genou pressait davantage; elle m'attirait sur elle; mon visage se trouvait placé sur le sien, elle soupirait, elle se renversait sur sa chaise, elle tremblait; on eût dit qu'elle avait à me confier quelque chose, et qu'elle n'osait, elle versait des larmes, et puis elle me disait: «Ah! sœur Suzanne, vous ne m'aimez pas!
– Je ne vous aime pas, chère mère!
– Non.
– Et dites-moi ce qu'il faut que je fasse pour vous le prouver.
– Il faudrait que vous le devinassiez.
– Je cherche, je ne devine rien.»
Cependant elle avait levé son linge de cou, et avait mis une de mes mains sur sa gorge; elle se taisait, je me taisais aussi; elle paraissait goûter le plus grand plaisir. Elle m'invitait à lui baiser le front, les joues, les yeux et la bouche; et je lui obéissais: je ne crois pas qu'il y eût du mal à cela; cependant son plaisir s'accroissait; et comme je ne demandais pas mieux que d'ajouter à son bonheur d'une manière innocente, je lui baisais encore le front, les joues, les yeux et la bouche. La main qu'elle avait posée sur mon genou se promenait sur tous mes vêtements, depuis l'extrémité de mes pieds jusqu'à ma ceinture, me pressant tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre; elle m'exhortait en bégayant, et d'une voix altérée et basse, à redoubler mes caresses, je les redoublais; enfin il vint un moment, je ne sais si ce fut de plaisir ou de peine, où elle devint pâle comme la mort; ses yeux se fermèrent, tout son corps se tendit avec violence, ses lèvres se pressèrent d'abord, elles étaient humectées comme d'une mousse légère; puis sa bouche s'entr'ouvrit, et elle me parut mourir en poussant un profond soupir. Je me levai brusquement; je crus qu'elle se trouvait mal; je voulais sortir, appeler. Elle entr'ouvrit faiblement les yeux, et me dit d'une voix éteinte: «Innocente! ce n'est rien; qu'allez-vous faire? arrêtez...» 
Je la regardai avec des yeux hébétés, incertaine si je resterais ou si je sortirais. Elle rouvrit encore les yeux; elle ne pouvait plus parler du tout; elle me fit signe d'approcher et de me replacer sur ses genoux. Je ne sais ce qui se passait en moi; je craignais, je tremblais, le cœur me palpitait, j'avais de la peine à respirer, je me sentais troublée, oppressée, agitée, j'avais peur; il me semblait que les forces m'abandonnaient et que j'allais défaillir; cependant je ne saurais dire que ce fût de la peine que je ressentisse.
J'allais près d'elle; elle me fit signe encore de la main de m'asseoir sur ses genoux; je m'assis; elle était comme morte, et moi comme si j'allais mourir. Nous demeurâmes assez longtemps l'une et l'autre dans cet état singulier. Si quelque religieuse fût survenue, en vérité elle eût été bien effrayée; elle aurait imaginé, ou que nous nous étions trouvées mal, ou que nous nous étions endormies. Cependant cette bonne supérieure, car il est impossible d'être si sensible et de n'être pas bonne, me parut revenir à elle. Elle était toujours renversée sur sa chaise; ses yeux étaient toujours fermés, mais son visage s'était animé des plus belles couleurs: elle prenait une de mes mains qu'elle baisait,
et moi je lui disais: «Ah! chère mère, vous m'avez bien fait peur...»
Suivi du passage correspondant du film La Religieuse :


Précisons enfin que la Suzanne du roman, bien plus drôle et moins farouche, est également loin d'être insensible aux avances de sa bonne Mère supérieure :

« – Vous repousserez mes caresses?
– Il m'en coûtera beaucoup, car je suis née caressante, et j'aime à être caressée; mais il le faudra; je l'ai promis à mon directeur, et j'en ai fait le serment au pied des autels. Si je pouvais vous rendre la manière dont il s'explique ! C'est un homme pieux, c'est un homme éclairé; quel intérêt a-t-il à me montrer du péril où il n'y en a point? À éloigner le cœur d'une religieuse du cœur de sa supérieure? Mais peut-être reconnaît-il, dans des actions très-innocentes de votre part et de la mienne, un germe de corruption secrète qu'il croit tout développé en vous, et qu'il craint que vous ne développiez en moi. Je ne vous cacherai pas qu'en revenant sur les impressions que j'ai quelquefois ressenties... D'où vient, chère mère, qu'au sortir d'auprès de vous, en rentrant chez moi, j'étais agitée, rêveuse? D'où vient que je ne pouvais ni prier, ni m'occuper ? D'où vient une espèce d'ennui que je n'avais jamais éprouvé? Pourquoi, moi qui n'ai jamais dormi le jour, me sentais-je aller au sommeil? »

Le mot de la fin ? Déception. Et comme un arrière-goût, amer celui-là : celui de la régression, du puritanisme, de la censure par omission à tendance moralisatrice. Pourquoi avoir réécrit le roman de Diderot ? Par peur de choquer, près de trois siècles plus tard ? Par déni ? Après avoir quitté La Religieuse au cinéma, c'est en tout cas certain, nous n'avons qu'une envie : retrouver La Religieuse dans notre bibliothèque !

Auteur : Cécile Duclos

La fiche du film La Religieuse :
Genre : drame français
Sortie : le 20 mars 2013
Durée : 1h 54min
Réalisation : Guillaume Nicloux
Scénario : Guillaume Nicloux, Jérôme Beaujour (d'après l’œuvre de Diderot) 
Production : Sylvie Pialat
Acteurs : Pauline Etienne (Suzanne Simonin), Isabelle Huppert (l'abbesse de Saint Eutrope), Louise Bourgoin (sœur Christine, Mère supérieure du couvent de Longchamps), Françoise Lebrun (Madame de Moni, Mère supérieure du couvent de Longchamps), Martina Gedeck (la mère de Suzanne), Gilles Cohen (le père de Suzanne)...



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1 commentaires:

Le Journal de Chrys a dit…

Zut!!!
J'ai un si bon souvenir de cette lecture!

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