En avant-première du Festival d'Avignon, c’est au Petit Théâtre Odyssée à Levallois que s’est jouée en février dernier
La Reine de beauté de Leenane, la comédie noire qui a rendu célèbre
Martin McDonagh. Dérangeante tant par la crudité de son réalisme que par la cruauté de ses dialogues, cette satire sociale et familiale prend racine dans les profondeurs insondables de l’Irlande rurale. Avec une belle distribution (
Catherine Salviat de la Comédie-Française, Sophie Parel sur les planches et à la mise en scène, ou encore
Grégori Baquet, Molière de la Révélation Masculine en 2014), ce mythe d’Œdipe revisité s’inscrit dans le style barbare des contes de fées de notre enfance où les fées, à bien y regarder, ont tous les attributs de l’ogresse.
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Le saviez-vous ? Sophie Parel a joué dans de nombreuses pièces de théâtre, parmi lesquelles : L’Avare de Molière au Théâtre de la Porte Saint-Martin, L’affaire Edouard de Feydeau, Plume d’Henri Michaux mis en scène par Fabrice Eberhardt, La peau d’Elisa de Carole Frechette, Cendrillon au Théâtre Comédia ou encore La Demande en mariage et L’Ours de Tchekhov qu’elle a mis en scène.
Sous le ciel noir de l’Irlande bucolique
« - Ben vous avez qu’à r’garder par la fenêtre, pis vous la verrez l’Irlande. Et ça va pas êt’ long à vous gonfler. « Tiens un veau ». » (Rey)
C’est dans le Connemara, mais pas au bord d’un quelconque lac, que nous retrouvons les antihéros de La Reine de beauté de Leenane. Arrimés à leur patelin irlandais comme autant de moules à leur rocher, ils naissent à Leenane, y poussent comme des mauvaises herbes et y cassent leur pipe comme des chiens.
Sur cette terre hostile où vent et pluie sont copains comme cochons, tout le monde se connaît. Les rumeurs vont bon train et les rancœurs sont tenaces. On est prêt à s’étriper entre voisins pour une balle de jokari ou à trahir sa famille pour une émission télévisée. Et si l’on déploie des trésors de violence verbale, c’est pour ne pas étouffer la gueule ouverte, mourir d’impuissance, de lassitude ou de désespoir.
Mise en scène par Sophie Parel, la pièce se déroule en huis clos dans un espace confiné, la cuisine rudimentaire d’une bicoque de campagne. Sombre, sale, dépouillée et exiguë, elle n’a rien d’une cage dorée mais tout d’une prison. Sur une table en formica des années 50, on mange, on boit, invariablement la même chose. Sur un fauteuil roulant, on regarde les séries télé. La vieille radio ne parvient pas à combler le silence en crachotant. Le lourd tisonnier ne fascine que par les macabres possibilités qu’il offre. Même par la fenêtre, il n’y a rien à voir ; les champs, comme le néant, s’étendent à l’infini.
Des personnages hauts en couleur qui ne broient que du noir
« Je suis sûre que tu mourras jamais, tu tiendras l’coup rien qu’pour m’pourrir l’existence » (Maureen à sa mère)
La maîtresse de maison (fabuleusement incarnée par Catherine Salviat) est une doyenne bourrée de qualités : paresseuse (impotente?), possessive, hystérique, tyrannique, vieille, crasseuse, maniaque, aigrie, mauvaise comme une teigne, manipulatrice, pleurnicheuse, égoïste, siphonnée… Bref, parfaitement recommandable.
Et comme les chats font rarement des chiens, sa fille Maureen n’est pas en reste : lunatique, maussade, pas finaude pour deux sous, agressive à tendance franchement marteau, nuisible, malveillante… Etouffée par sa mère pendant près de quarante ans, elle cultive en prime une misère sexuelle et sentimentale digne du dernier des laiderons, sans le physique qui va avec. Car Maureen (remarquablement interprétée par Sophie Parel) est un joli brin de fille aux jambes bien fuselées et aux minijupes bien courtes, capable de faire perdre la caboche à plus d’un cul-terreux. Rêvant de liberté (ah l’Amérique !) et d’amour, elle évolue avec la nonchalance d’une éternelle adolescente. Aux antipodes d’une mère Teresa (comprenez la bonne fille qui sacrifie sa vie pour le reste de la fratrie), elle n’attend plus la moindre reconnaissance depuis bien longtemps, et ne cesse de souhaiter la mort de sa mère ingrate.
Côté testostérone, enfin, deux dignes représentants de la gente masculine se disputent la vedette : l’idiot du village, Rey Dooley (joué par Arnaud Dupont, plus vrai que nature), et son fréro Pato Dooley (très justement interprété par Grégori Baquet), le bellâtre du coin. Comme tout benêt congénital qui se respecte, Rey est aussi ahuri que vil, manipulable, cradoque, susceptible et violent. L’inverse de son frère, en somme, sauf peut-être du côté de la cervelle. Car si on ne saisit pas bien l’usage que Pato fait de cette dernière, on comprend vite qu’il agit par facilité, et se laisse mener là où le vent l’emporte.
Une comédie noire qui jette un blanc
Tantôt victime, tantôt bourreau, mère et fille se disputent jour après jour, se mentent, s’insultent, se torturent à petit (ou grand) feu pour mieux se détruire. En vain. Ces deux-là ont la peau dure des sales bêtes qui vivent d'autant plus longtemps qu'on souhaite ardemment leur mort. Nourries aux querelles intestines, au porridge à grumeaux, aux biscuits indigestes, aux sales coups bilatéraux et aux délicates humiliations quotidiennes, elles ne connaissent qu’un seul mode de communication, le conflit ouvert, et partagent le même loisir de prédilection, la solitude à deux.
Jusqu’à ce que subitement, l’équilibre précaire du duo infernal bascule. De passage au village, Pato invite Maureen à une soirée. Branle-bas de combat : la jeune femme endosse la panoplie de la parfaite Barbie et sans trop de peine, attire sa proie dans ses filets, au nez et à la barbe de son chameau de marâtre qui se met à voir rouge. Dorénavant, la vieille n’a plus qu’un objectif : couper court aux aventures de sa dépravée de fille pour la garder à sa botte. Quant à cette dernière, elle joue son va-tout : Pato, c’est un peu sa dernière chance. Qui malheureusement, va rapidement se transformer en dernière cigarette du condamné, à la fois délicieuse et amère. Car tandis que Maureen rêve de prendre son envol (et du même coup, de filer fissa au septième ciel), Mag rêve de lui briser ses ailes au décollage.
Entre haines farouches et rancunes familiales, frustrations et ressentiments, il y a peu de place, dans La Reine de beauté de Leenane, pour la beauté bien sûr, mais aussi pour l’amour, la tendresse ou toute forme, même rudimentaire, d’attachement. Le seul indice en ce sens pourrait être la présence récurrente de Maureen chez Mag, mais ce serait supposer que le plaisir de faire souffrir l’autre est moindre que le désagrément d’être là. Et ce serait aussi supposer que l’ennui d’être à deux est moindre que celui d’être seul.
Focus sur Martin McDonagh
Ce n’est sans doute pas par hasard que
La Reine de beauté de Leenane se déroule en Irlande : si Martin McDonagh est né à Londres il y a plus de 40 ans, ses parents sont irlandais. Auteur de théâtre, cinéaste et réalisateur (
Bons Baisers de Bruges, primé au Festival du film Sundance), il est aujourd’hui reconnu dans le monde entier. Premier volet d’une trilogie sobrement intitulée
La Trilogie de Leenane,
La Reine de beauté de Leenane (écrite en 1996, elle est traduite en français par
Gildas Bourdet) le propulse sur le devant de la scène. Il connaît avec elle son premier succès international, d’abord en Irlande, en Angleterre puis au-delà du Royaume-Uni en raflant notamment Le London Critics Circle Theatre Awards du Dramaturge le plus prometteur, ainsi qu’une nomination aux Tony Awards.
Auteur : Cécile Duclos
Copyright Photo : Arnaud Dupont, Michael Donio et Anne Hérold
Informations pratiques :
La Reine de beauté de Leenane au Théâtre Essaïon-Avignon
Une pièce écrite par Martin McDonagh
Mise en scène : Sophie Parel
Avec : Catherine Salviat, Sophie Parel, Grégori Baquet et Arnaud Dupont
Dates : Du 7 au 30 juillet 2016 à 14h 20, dans le cadre du Festival d'Avignon
Adresse : Théâtre Essaïon (2 Place des Carmes, 84000 Avignon)