samedi 10 décembre 2011

Benjamin Fau, The Wire, échec et mat

Benjamin Fau, The Wire, échec et matÉcrivain, musicien, traducteur, collaborateur au Monde des livres, Benjamin Fau est aussi un passionné de séries télévisées. Pour preuve, ce projet fou lancé avec Nils Ahl et mené tambour battant avec des plumes averties comme Stéphanie Hochet ou Harold Cobert : le Dictionnaire des séries télévisées, paru aux éditions Philippe Rey. Projet colossal s'il en est, tout aussi ambitieux que la série fétiche de Benjamin Fau : The Wire (Sur écoute en français). Créée par David Simon et co-écrite avec Ed Burns, cette production policière américaine (plébiscitée par Obama) est considérée par de nombreux médias comme LA meilleure série télévisée. Stoppée en 2008 après la cinquième saison, The Wire reviendra-t-elle un jour sur petit (ou grand) écran ? Interview exclusive de Benjamin Fau, un wirien en cours de désintoxication.

A lire : les interviews de Stéphanie Hochet (Stéphanie Hochet, Desperate Housewives et les bonobos) et d'Harold Cobert (Harold Cobert, Californication et Rock'n roll).

Pour ouvrir la boîte de Pandore, c'est ici...
Bonus : Extrait du Dictionnaire des séries télévisées :
Benjamin Fau (The Wire) : « Sur écoute est la série le plus intelligente, la mieux écrite, la mieux interprétée, le plus riche en leçons (tout en étant la moins moralisatrice), la plus drôle par moments, la plus tragique par d'autres, de tout ce qu'a pu produire la télévision américaine en cinquante ans d'existence. ».

Benjamin Fau présente The Wire

En quelques mots, de quoi parle la série ?

A travers la guerre contre la drogue menée tant bien que mal par quelques policiers de la ville de Baltimore, de la société américaine du début des années 2000, de ses laissés-pour-compte, de la dangereuse inanité de son système, et de la lutte difficile (perdue d’avance ?) de quelques individus pour regagner une certaine dignité dans un monde et une organisation sociale qui semblent leur interdire tout espoir de changement.
Mais c’est aussi une bonne série policière, hein ! Là est la magie de The Wire.

Comment décririez-vous l'atmosphère générale ?

Crépusculaire, âpre, violente, très réaliste et presque documentaire.

Benjamin Fau : The Wire, l'ambition sans concession

« Après l’avoir vue, toutes les autres séries policières « réalistes » paraissent fades. »

Qu'avez-vous aimé dans cette série ?

Son ambition, apparemment démesurée et pourtant atteinte avec brio. Son écriture, d’une richesse et d’une virtuosité confondante. Sa réalisation, étonnamment sobre. Son interprétation, parfaite de bout en bout. Son refus des codes les plus évidents de la série policière traditionnelle, le parti-pris de lenteur, de l’étude psychologique.

Avez-vous été captivé par la série ?

Totalement captivé, mais pas immédiatement. Il faut plusieurs épisodes pour comprendre ce qu’il se passe dans The Wire. Pour accepter d’abandonner toutes nos habitudes de téléspectateur de série policière traditionnelle. Mais une fois qu’on est accro, impossible de s’en défaire.

Cette série vous a-t-elle marqué ?

Oui, parce que je ne savais pas qu’on pouvait montrer cela, avec une telle réussite et une telle force, à la télévision. Avec aussi peu de concessions. Je pensais que c’était réservé au cinéma et à la littérature.

Qu'avez-vous moins aimé dans cette série ?

Après l’avoir vue, toutes les autres séries policières « réalistes » paraissent fades. Du coup, je ne supporte plus que les séries policières ludiques, tirant sur la comédie, et qui ne prétendent pas décrire le monde avec exactitude. Je ne parle même pas des séries françaises : regarder Braquo ou Flics sans avoir envie de rire (ou de pleurer) est impossible après The Wire. Alors oui, d’un côté, ça élève notre échelle de valeur, mais on regrette quand même parfois le temps de l’innocence (sourire).

Si vous deviez être l'un des personnages, ce serait ?

C’est impossible de se décider... Il y a un peu de moi dans chacun, même dans certains criminels, bien entendu.
Benjamin Fau, The Wire, échec et mat

Si vous pouviez changer quelque chose à l'intrigue, que feriez-vous ?

J’avais tout d’abord envie de répondre « rien », mais j’ai ensuite pensé à une scène de la cinquième saison, où l’un des personnages saute du cinquième étage et s’en sort avec les chevilles en vrac et pas beaucoup plus. Ça sonne faux, c’est presque impossible d’y « croire ». Les scénaristes ont beau arguer qu’il s’agissait d’une anecdote réelle, qui s’était vraiment passée telle quelle, c’est la preuve que la réalité est parfois ce qu’il y a de plus incroyable dans une fiction à vocation réaliste. Dans un épisode de 24 heures chrono, tout le monde aurait trouvé ça normal, par contre…

Benjamin Fau : The Wire, Dickens, Coppola et Goya

« Dans The Wire, à l’inverse de partout ailleurs, Dieu est dans les détails, le Diable dans les évidences. » 

Quelle est votre scène préférée ?

Difficile de répondre sans « spoilers » de belle taille. Les moments d’humour sont mémorables, et sont des respirations bienvenues. Les interrogatoires menés par « Bulk » Moreland, par exemple, je ne m’en lasserai jamais. Il y a aussi les deux confrontations entre Moreland et Omar Little (et toutes les scènes impliquant Omar Little, de toute façon) : « a man must have a code ».
Omar Little en images : 


Une scène (ou quelque chose) vous a-t-elle (il) choqué ou dérangé ?

Certaines scènes de The Wire sont très dures, soit franchement violentes, soit difficilement soutenables (je pense surtout à certains moments passés aux côtés des junkies). On meurt énormément, dans The Wire, et de façon violente. Personne n’est épargné, et comme la série ne respecte pas les habitudes des téléspectateurs en matière de narration, ça peut arriver n’importe quand et frapper n’importe qui. Du coup, on sursaute souvent, avec une impression de deuil absurde qui s’ensuit, car on s’attache aussi à, à peu près, tous les personnages.

Pour lire la suite (attention spoilers !), c'est ici...
A la fin de la première saison, l’un des plus jeunes dealers est abattu par deux de ses plus proches camarades, dont c’est la première expérience homicide. Ça dure longtemps, très longtemps, et c’est terrifiant. A la fin de la deuxième saison, également : le moment où Frank Sobotka se rend au rendez-vous du Grec, ignorant qu’il est condamné par le coup de fil d’un agent du FBI. Impossible de rendre compte de l’intensité de cette scène sans la voir, dans la continuité de la saison entière.

Fait peur ?

« Peur » n’est pas le mot. The Wire est plus dérangeante qu’effrayante. J’aurais tendance à répondre la même chose qu’à la question précédente, en fait.

Troublé ?

Benjamin Fau, The Wire, échec et matThe Wire a la force d’un constat documentaire renforcé par la force de l’écriture fictionnelle. Du coup, on peut être troublé parfois par la noirceur du constat. Le côté désespéré des situations. Mais les personnages sauvent cela. Une sorte de dignité, d’espoir fou, autant du côté des victimes que des criminels et des forces de police. Dans The Wire, à l’inverse de partout ailleurs, Dieu est dans les détails, le Diable dans les évidences.

Interpelé ?

Malheureusement : toutes celles qui montrent la tyrannie des statistiques dans les hautes sphères de la police de Baltimore, et son manque endémique de moyens. Le caractère pervers des relations hiérarchiques, aussi. On le retrouve, plus ou moins marqué, dans toutes les structures impliquant des « chaînes de commande ». Et la critique du système éducatif qui traverse toute la saison 4 ne peut laisser indifférent.

Fait hurler de rire ?

Dans la première saison, les inspecteurs McNulty et Moreland résolvent une scène de crime un peu à la manière des fameux Experts (de plus ou moins sinistre mémoire), mais en employant qu’un seul mot : « fuck » (avec des dizaines d’intonations et quelques variantes du genre « motherfucker »). C’est une parodie parfaite, hilarante et d’un réaliste frappant.

Rappelé des souvenirs ?

Même réponse que pour « Interpelé » ci-dessus. Hélas.

Particulièrement marqué ?

Plusieurs scènes par épisode, en fait… Je pense, comme beaucoup de spectateurs de The Wire, à la scène de la première saison (première épisode, même, peut-être, j’ai un doute) où un jeune dealer apprend à deux de ses camarades les règles du jeu d’échec. Il parle d’un jeu, mais il décrit également le fonctionnement de la société criminelle dans laquelle ils évoluent. Toute la scène fonctionne sur plusieurs niveaux de lecture simultanés, et son écho est présent jusqu’aux ultimes développements de la dernière saison. Une telle richesse d’écriture, une telle profondeur, je n’avais jamais vu cela à la télévision. Du coup, ça marque un peu, forcément.
En images, la partie d'échec : 



Si vous deviez rapprocher cette série d'un livre ou d'un auteur, ce serait ?

En France, certainement des épisodes parisiens de la Comédie Humaine de Balzac (pour l’ambition du récit et la précision des caractères humains), avec quelque chose en plus de Zola (le propos social explicite et délicatement militant, certainement). Mais la référence littéraire la plus évidente est anglo-saxonne : certainement Dickens, avec des lueurs shakespeariennes permanentes, notamment dans les personnages de criminels.

Si vous deviez rapprocher cette série d'un film ou d'une autre série, ce serait ?

David Simon [le créateur et principal scénariste de The Wire] parle souvent du Parrain de Coppola, et c’est justifié : à la fois un film de gangster, mais également tellement plus. Une mythologie. Du côté des séries, on ne peut que renvoyer à Homicide : Life on the street, qui en est une sorte de brouillon au format de cop-show plus classique. Ou à Oz, pour l’ambition du discours (et sa violence).

Si vous deviez rapprocher cette série d'une peinture ou d'une sculpture, ce serait ?

Goya, Saturne dévorant son filsQuelque chose du Goya le plus sombre, les Fusillades du 3 mai ou le Saturne dévorant un de ses enfants. Ou la Parabole des Aveugles de Bruegel l’ancien.

Le mot de la fin ?

« Fare thee well gone away / There's nothing left to say / 'cept to say adieu / To your eyes as blue / As the water in the bay / And to big jim dwyer / The man of wire / Who was often heard to say / I'm a free born man of the USA » (The Pogues, The Body of an American, un morceau discrètement récurrent dans la série).


Interview réalisée par Cécile Duclos le 7 décembre 2011


Dictionnaire des séries télévisées, Nils Ahl, Benjamin Fau, aux éditions Philippe Rey, octobre 2011.

Retrouvez Benjamin Fau sur la toile : sur Wikipedia.

Bibliographie de Benjamin Fau :
(traduction) Peter Guralnick, Sweet Soul Music, Allia, Paris 2003.
(traduction en collaboration avec Pauline Bruchet) Peter Shapiro & all., Modulations : Une histoire des musiques électroniques, Allia, Paris 2004.
(traduction en collaboration avec Andrea Carbone) Aristote, Problème XXX, Allia, Paris 2005.
(traduction) Gerrard Winstanley, L'étendard déployé des vrais niveleurs ; ou L’État de Communisme exposé et offert aux Fils des Hommes, Allia, Paris 2007.
Raphaël Bloch-Lainé et Benjamin Fau, Vodka en dragées, Ginkgo éditeur, Paris 2006.
Benjamin Fau, La Route sous nos Pas, Éditions du Panama, Paris 2007.


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Le Dictionnaire des séries télévisées
Dictionnaire des séries télévisées, Nils Ahl, Benjamin Fau, aux éditions Philippe Rey, octobre 2011.
The Wire (Sur écoute)- Intégrale, le coffret complet en DVD
The Wire (Sur écoute), avec Dominic West et Sonja Sohn, mai 2010.
Voir tous les produits (DVD, livres, etc.) autour de la série The Wire (Sur écoute)
Vodka en dragées : Une aventure de Léonard Métral, Benjamin Fau et Raphaël Bloch-Lainé, Ginkgo éditeur, 2006.
Voir tous les livres de Benjamin Fau



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